Après les licenciements de 1977, ma vision du monde a changé.

Je me sens comme un pion dont le travail est devenu la variable d’ajustement.
L’usine n’est plus gérée par des industriels mais par des financiers.

C’en est fini de la grande famille des Papeteries.

Avant, on était 500 à travailler à l’usine.

En 1977, on n’est plus que 325.

Avant, le site de Cran était l’usine mère du groupe.

À la fin des années 70, ce n’est plus qu’une usine périphérique.

Jusqu’à maintenant, l’usine se modernisait sans cesse.

Là, on a senti qu’on était sur la sellette, malgré les propos rassurants du directeur de l’époque.

« J’ai confiance dans l’usine de Cran, dans ses cadres, dans sa maîtrise, dans tout son personnel employé, ouvrier et technicien, dans son matériel, dans ses produits, dans son avenir : je le dis, tout simplement, parce que je le pense. »

Philippe Cavalie, Communication du directeur, le 29 décembre 1977.

Il n’est pas resté longtemps. Comme les autres d’ailleurs. Entre nous, on appelait ça « la valse des directeurs ».

Les copains de la CFDT avaient raison : « La valse des directeurs, c’est le commencement de la fin d’une entreprise ».

C’est là que le bras de fer a commencé avec la direction.

« Un des handicaps considérables de l’usine de Cran est sa marche en discontinu. Pratiquement aucune papeterie de notre dimension ne fonctionne maintenant de cette façon. »

Hervé de La Tullaye, Information générales à tout le personnel, le 12 octobre 1979.

« Je sais parfaitement que la formule du continu a des désagréments et qu’elle est à juste titre critiquée. C’est une servitude inhérente à la profession de papetier et on n’y peut rien. Bien des gens travaillent le dimanche ne serait-ce que pour assurer les loisirs de ceux qui se reposent ce jour-là. »

« Pour ce qui nous concerne, un choix est à faire entre la qualité de la vie et la vie tout court. […] Je ne me battrai pas avec vous pour vous sauver malgré vous, mais le jour où il faudra fermer l’usine, ce qui serait un drame pour vous tous, j’aurai au moins conscience de vous avoir prévenus. »

Nous avons tenu bon contre la marche en continu. Mais la riposte de la direction n’a pas tardé…

En 1983, la direction nous a expliqué que notre usine n’était plus rentable.

Mais pour nous, l’usine était viable !
Alors nous avons décidé de nous battre pour la sauver.

Nous avons sollicité le soutien des pouvoirs publics.
Tous les élus des communes environnantes, de droite comme de gauche, nous ont aidés à faire pression sur le groupe Aussedat-Rey.

En 1984, nouvelle vague de licenciements et arrêt de la Machine IV, malgré cette mobilisation.

L’usine ne compte désormais plus qu’une machine à papier. Et nous ne sommes plus que 230 salariés.

Même si nous avions réussi à empêcher la fermeture de l’usine, la victoire était amère.

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